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Ursula K. Le Guin: Lavinia (Paperback, Français language, 2011, Atalante) Aucune note

Comme Hélène de Sparte j’ai causé une guerre. La sienne, ce fut en se laissant …

Je ne suis pas la voix féminine à laquelle vous vous attendiez peut-être. Ce n'est pas le ressentiment qui me pousse à écrire mon histoire. La colère, en partie, c'est possible. Mais pas une colère facile. J'aspire à la justice mais j'ignore ce qu'est la justice. Il est douloureux d'être trahi. Plus douloureux encore de savoir qu'on a rendu la trahison inévitable. Qui fut mon grand amour, alors, le héros ou le poète ? Je ne demande pas lequel des deux m'a le plus aimée ; aucun des deux ne m'a aimée longtemps. Mais assez. Suffisamment. Ma question est : lequel des deux ai-je aimé le plus sincèrement ? Et je ne peux y répondre. L'un était mon mari, le bel homme dont ma chair a enclos la chair pour créer mon fils en moi, l'auteur de ma féminité, ma fierté, ma gloire ; l'autre était une ombre, un murmure dans les ombres, le rêve ou la vision d'une vierge, et pourtant l'auteur de tout mon être. Comment choisir ? Je les ai tous deux perdus si tôt. Je les connaissais à peine mieux qu'ils ne m'ont connue. Et je me souviens, toujours, que je suis contingente. Eux aussi, bien sûr. Il n'était que trop probable que le petit Publius Vergilius Maro meure à six ou sept ans, des cendres sous une petite pierre tombale à Mantoue, avant qu'il ne devienne poète ; et avec lui serait morte la gloire du héros, ne laissant qu'un simple nom parmi les noms de mille guerriers, pas même un mythe sur la côte italienne. La rancoeur est stupide et égoïste, et la colère elle-même est hors de propos. Je suis un éclat de lumière à la surface de la mer, une étincelle de l'étoile du soir. Je vis dans le mystère et l'effroi. Si j'ai jamais vécu... Pourtant je suis une aile silencieuse sur le vent, une voix désincarnée dans la forêt d'Albunea. Je parle, mais je ne puis dire que : "Va, continue."

Lavinia de