"Protocole solitude" est le premier roman que je lis de Joanna Russ - après m'être plongée dans ses archives, également publiées chez Cambourakis, dans "L'exoplanète féministe de Joanna Russ". Il s'agit d'une autrice qui s'inscrit dans le courant de la science-fiction féministe états-unienne des années 70. "Protocole solitude" est ainsi un court roman qui a été publié en 1977, traduit pour la première fois en français l'an dernier.
Est mis en scène un groupe de naufragé·es de l'espace, échoué·es sur une planète isolée, éloignée de tout. Ce n'est pas une histoire de survie, au contraire : le récit évoque les codes de ce genre pour mieux les détruire. D'emblée, la première phrase du roman avertit : ce petit groupe dépareillé est de toute façon destiné à mourir, plus ou moins rapidement. C'est cette histoire que va relater "Protocole solitude", à travers le récit d'une des naufragé·es, laquelle va dicter à un enregistreur vocal ce qu'il va se passer et ses différents états d'âme.
Le roman est construit en deux temps. Le premier temps est celui où la majorité du groupe tente de s'accrocher à l'illusion d'une survie possible, investissant sans distance un imaginaire fantasmé de colonisation d'un monde perçu comme "vierge" et de reconstruction d'une société humaine. La narratrice, immédiatement dissonante et critique, décrit ce qu'il se passe avec un ton corrosif et acéré, teinté d'une forme d'ironie, capturant les dynamiques sociales qui se mettent en place et les rapports de pouvoir qui se déploient, notamment face aux femmes en âge de procréer vite réduites à leur condition de ventre reproductif au nom de l'intérêt supérieur. En quelques pages, particulièrement mordantes, l'autrice rejoue en quelque sorte sur une planète isolée les vieilles histoires de naufrages, à l'image de celle des îles Pitcairn à la fin du XVIIIe siècle.
Tandis que certain·es s'accrochent obstinément à l'illusion de leur contrôle, la narratrice tente de se mettre en retrait. Dans la second partie, alors qu'elle est désormais isolée, son récit devient un soliloque. Cette partie est la plus déstabilisante pour les lecteurices. Elle est l'occasion de revenir sur sa vie, sur la manière dont elle s'est heurtée au mur d'une société, avec toutes les désillusions qui y sont associées. Dans le cadre de ce retour à soi, le rapport à la réalité s'étiole peu à peu à mesure que la mort se rapproche, proposant le récit intime et troublant d'une personne qui fait face à sa mort.
J'ai lu "Protocole solitude" d'une traite, happée par la plume mordante de l'autrice, et par la manière dont des thématiques familières étaient traitées et mises en scène, jouant sur les lieux communs de ce type de récit. L'autrice parvient à investir un registre glaçant, pourtant mâtiné d'ironie acérée et d'humour noir. J'ai aussi aimé combien le roman invitait les lecteurices à se questionner sur leurs propres repères, leurs attentes face à une telle histoire, ainsi que sur leur positionnement face aux événements et au récit qu'en fait la narratrice.
En résumé, une lecture qui me donne envie de continuer à découvrir l'oeuvre de Joanna Russ.