Ameimse a cité Searoad par Ursula K. Le Guin
J’ai fait ce que nous faisons presque tous, feindre de tenir à distance notre monde à nous, enveloppé dans notre peau, pour nous protéger, j’ai cru qu’il n’y avait rien d’autre que moi. Mais notre monde passe, il passe à travers nous et nous à travers lui ; il n’y a pas de frontière. J’inspire l’air aussi longtemps que je vis et je l’expire tiédi. Quand je pouvais encore courir, je courais sur la plage en laissant mes empreintes de pas derrière moi dans le sable. Tout ce que je pensais, tout ce que je faisais, c’est le monde qui me l’a donné et je le lui ai rendu. Mais la mer, elle, ne se laisse pas incorporer. Elle ne se laisse pas marquer par des empreintes. Elle ne vous soutient que si vous battez des bras et des jambes jusqu’à épuisement et là, elle vous laisse glisser vers le fond, comme si vous n’aviez même pas tenté de nager. La mer est implacable. Et infatigable. Toutes les nuits, les longues nuits, je l’entends être infatigable. Si je pouvais me poster derrière les fenêtres côté est, je verrais jusqu’à la chaîne côtière, les montagnes bleues dont la forme ne varie jamais. Elles laissent l’esprit suivre leurs courbes contre le ciel comme elles se laissent fouler aux pieds. Et, allongée là, je regarde les nuages et eux ne sont pas infatigables, ils sont reposants. Ils changent lentement, ils fondent jusqu’à ce que l’esprit fonde parmi eux et change, silencieux comme eux. Mais la mer tout en bas, elle, se tape la tête contre les rochers, sa tête blanchie, comme un vieux roi fou qui broie et mue la roche en sable entre ses doigts, mange les terres. Elle est violente. Elle refuse de se tenir tranquille. Par les nuits les plus calmes, je l’entends, la mer. L’air est silence sauf si le vent souffle fort, la terre est muette, à part les voix des enfants, et le ciel ne dit rien. Mais la mer crie, rugit, chuinte, tonne, gronde sans cesse et sans fin, et ce bruit, elle le fait depuis le commencement du monde et continuera à le faire pour l’éternité, sans cesse et sans halte, jusqu’à ce que le soleil s’éteigne. Alors viendra vraiment la mort, quand la mer mourra, la mer qui signifie notre mort, l’indifférente altérité. Imaginer la mer muette est terrible. À cette idée, je songe que la paix reste en suspens comme une gouttelette d’embruns, une bulle d’écume, dans le tumulte des vagues, et que du vacarme dénué de sens émerge le chant de toutes les voix. Le fracas du temps. Fleuves et rivières chantent dans leur course vers la mer, renvoient leur chant jusque dans l’incessant vacarme amélodique, seule et unique constante en ce monde. Les étoiles, en se consumant, émettent aussi ce vacarme-là. Dans le silence de mon être, à présent, je l’entends. Les cellules de mon corps se consument dans ce son. Allongée là, je dérive comme une gouttelette d’embruns, une bulle d’écume, le long de la plage de lumière. Je cours, je cours, vous ne m’attraperez pas !
— Searoad de Ursula K. Le Guin (85%)
