Ameimse a cité Searoad par Ursula K. Le Guin
Elle est née de moi au bout d’une ultime, interminable vague de souffrance indicible et, désormais, elle s’ébat librement. Elle revient, elle rentre à la maison, chez elle à quatre heures de l’après-midi, un verre de lait et un petit gâteau, est-ce qu’on peut aller jouer au bord de la rivière, jamais absente plus d’une nuit, pas encore, jamais plus loin qu’une excursion avec l’école, mais déjà elle s’éloigne de moi à toutes jambes. Je sens le fil s’étirer, le fin cordon d’acier sur lequel elle ne cessera de tirer au fil des ans, éthéré, si mince que lorsqu’elle ne sera plus là, c’est à peine si j’aurai conscience de lui, je n’y penserai pas pendant des semaines, peut-être, jusqu’à ce qu’un coup sec m’arrache un cri en mémoire de la douleur dans les racines de la matrice qui tire et tord la corde sensible et me blesse en plein cœur. La sensation est déjà là. Je l’ai éprouvée quand elle a fait ses premiers pas non pas vers moi mais en s’éloignant de moi. Elle a vu un jouet qu’elle voulait, elle s’est levée, a fait ses quatre premiers pas et chu sur lui, toute à son triomphe. Elle est allée là où elle voulait. Mais je ne peux pas lui courir après. Je ne dois pas la poursuivre, je ne dois pas en faire ma proie. Même la chair de ma chair, je ne pourrai pas la talonner, trébuchante, tandis que mon âme fait ses premiers pas, avant de m’étaler, vaincue, les mains vides, hurlant pour qu’on me console.
— Searoad de Ursula K. Le Guin (90%)
