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a publié une critique de Tout pour tout le monde par M. E. O'brien

M. E. O'brien, Eman Abdelhadi: Tout pour tout le monde (2024, Argyll) 5 étoiles

À quoi peut ressembler une révolution au XXIe siècle ? Vingt ans après un bouleversement …

Imaginer la révolution du XXIe siècle : une histoire orale de la Commune de New York

5 étoiles

"Tout pour tout le monde" est une fiction chorale construite sur un format narratif particulier : elle se présente comme une suite d'entretiens, où, de façon rétrospective, chaque interlocuteurice relate son parcours en répondant à des questions pour évoquer comment iel a traversé et participé, à son échelle, aux bouleversements qu'a connu le XXIe siècle. En effet, dans ces décennies futures ainsi dépeintes, à partir des années 2030, les catastrophes climatiques et les crises du système capitaliste ont accompagné la remise en cause des modèles d'organisation autour desquelles s'articulaient les sociétés du début du XXIe siècle. Cela a entraîné la fin de l'État-nation (et plus largement de l'État moderne) et a conduit à l'émergence de nouvelles formes, de communisation, de coopération, à une échelle locale - sans pour autant que ces structures ne soient isolées ou enfermées les unes par rapport aux autres, en laissant aussi sa place à la technologie. D'ailleurs, tout en étant centré sur New York, le roman permet d'avoir un aperçu plus large de l'ampleur des problématiques qui ont pu être posées au niveau mondial, à travers des témoignages qui évoquent d'autres lieux en Amérique du Nord, mais aussi en Chine ou encore en Palestine.

J'ai beaucoup aimé ce roman pour des raisons diverses. J'ai particulièrement apprécié le choix du format du récit, construit comme un recueil de témoignages, accompagné de réflexions critiques sur ce qu'implique l'idée d'esquisser une histoire orale. Les personnes interrogées sont diverses, de celles ayant vécu les crises et les remises en cause de l'ancien ordre, à celles pour qui le cadre du début du XXIe siècle apparaît lointain et tellement illogique qu'il ne viendrait à l'idée de personne d'envisager une quelconque restauration. En multipliant ainsi les points de vue, laissant une large place à l'intime pour relater des événements considérés comme historiques, les entretiens fonctionnent comme une sorte de kaléidoscope. Ils sont autant de reconstructions biaisées et personnelles, permettant d'entrevoir peu à peu l'ampleur des épreuves traversées, mais aussi des bouleversements et des reconstructions des imaginaires ayant eu lieu. S'opère à merveille un processus de dénaturalisation d'institutions, aujourd'hui évidentes, et désormais présentées comme archaïques, de la propriété à la conception de la famille. Si le roman est déjà particulièrement foisonnant, la diversité des thématiques abordée donnerait envie de voir plus explorés nombre de sujets simplement effleurés au cours d'un entretien (telle, par exemple, la représentation de l'espace). Mais c'est aussi ce qui rend "Tout pour tout le monde" stimulant, déroutant aussi parfois : une immersion brève et dense dans une vie mise en récit par la personne en train de la vivre.

Bref, un roman qui m'a beaucoup plu, dont la lecture ne laisse pas indifférente, ouvrant sur d'autres possibles, invitant à imaginer des alternatives à notre présent.