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Giuliano da Empoli: Le mage du Kremlin (Paperback, français language, 2023, Gallimard) Aucune note

"Le pouvoir est comme le soleil et la mort, il ne peut se regarder en …

Le jour de notre rencontre, bien que je ne lui aie pas servi une goutte de vodka, Zaldostanoy quitta le Kremlin en état d’ivresse. Ce qu’il ignorait, c’est qu’après lui, j'avais rendez-vous avec le leader d’un groupe de jeunes communistes qui m’avaient frappé par leur vivacité. Ensuite, j'ai rencontré l’intrigante porte-parole d’un mouvement de renaissance orthodoxe. Et après elle, le chef des ultras du Spartak. Et puis le représentant d’un des groupes les plus populaires de la scène alternative. Ainsi, peu à peu, je les ai tous recrutés : les motards et les hooligans, les anarchistes et les skinheads, les communistes et les fanatiques religieux, l’extrême droite, l’extrême gauche et presque tous ceux qui étaient au milieu. Tous ceux qui étaient susceptibles de donner une réponse excitante à la demande de sens de la jeunesse russe. Après ce qui s’était passé en Ukraine, nous ne pouvions plus nous permettre de laisser sans surveillance les forces de la colère. Pour construire un système vraiment fort, le monopole du pouvoir ne suffisait plus, il fallait celui de la subversion. Encore une fois, il s’agissait au fond d’utiliser la réalité comme matériel pour instaurer une forme de jeu supérieur. Je n’avais pas fait autre chose dans la vie que de mesurer l’élasticité du monde, son inépuisable propension au paradoxe et à la contradiction. Maintenant, le théâtre politique qui prenait forme sous ma direction représentait I’accomplissement naturel d’un parcours.

Je dois dire que chacun a joué de bon gré le rôle qui lui avait été assigné. Certains même avec talent. Les seuls que je n'ai pas embauchés étaient les professeurs, les technocrates responsables des catastrophes des années quatre vingt-dix, les porte-drapeaux du politiquement correct et les progressistes qui se battent pour des toilettes transgenres. Ceux-là, j’ai préféré les laisser à l’opposition : en fait, il était nécessaire que l’opposition fût constituée précisément de personnages comme eux. D’une certaine façon, ils sont devenus mes meilleurs acteurs, on n’a même pas été obligés de les engager pour qu’ils travaillent pour nous. De petits Moscovites qui se sentaient en terre étrangère dès qu’ils avaient dépassé le troisième anneau du périphérique, des gens qui n’auraient pas été capables de déplacer un fauteuil — quant à gouverner la Russie… Chaque fois qu’ils prenaient la parole, ils asseyaient notre popularité. Les économistes avec leur morgue de PhD, les oligarques rescapés des années quatre-vingt-dix, les professionnels des droits humains, les pasionarias féministes, les écologistes, les végans, les activistes gays une manne tombée du ciel, pour nous. Quand les filles de ce groupe de musique ont profané la cathédrale du Christ-Sauveur, hurlant des obscénités contre Poutine et le patriarche, elles nous ont fait gagner cinq points dans les sondages.

Le mage du Kremlin de  (Page 212 - 214)

Heureusement que ce livre est un roman, une fiction.