« Il n’y a rien de plus sage que de miser sur la folie des hommes.
— C’est tout à fait ça, Vadim Alexeïevitch. Tu sais pourquoi certaines personnes se ruinent dans les casinos ? Se précipitent dans une spirale dont elles ne réussissent plus à s’extirper ? C’est une question de caractère, bien sûr, ça n’arrive pas à tout le monde. Mais ce ne sont pas des monstres. Eux ne parviennent pas à se contrôler, mais ce vice du cerveau, nous l’avons tous. »
Prigojine s’interrompit. Il prit un portefeuille dans une poche de sa veste et en sortit un billet de cinq mille roubles.
« Regarde ça. Essaye de faire une expérience dans la rue avec un passant quelconque. Offre-lui le billet, ou sinon une chance de cinquante pour cent d’en avoir deux. Tu sais ce qu’il fera ? Je vais te le dire : il prendra le billet de cinq mille. Puis essaye de faire le contraire. Demande à un passant de te donner cinq mille roubles ou sinon de jouer à pile ou face pour savoir s’il devra te donner deux billets ou aucun. Tu sais ce que fera le type cette fois ? Plutôt que débourser tout de suite ses cinq mille roubles, il préférera courir le risque de t’en donner le double C’est absurde, non ? En théorie, celui qui gagne pourrait se permettre de courir un risque par rapport à celui qui perd. Au lieu de ça, les gens font exactement le contraire. Ceux qui gagnent sont plus prudents dans leurs choix, tandis que les perdants jouent le tout pour le tout. »
J’observais Prigojine triomphant ; je commençais à comprendre où il voulait en venir.
« Le cerveau humain est plein de petites failles de ce genre, Les connaitre et en profiter est le métier de celui qui gère un casino. Mais c’est comme ça que fonctionne la politique aussi, non ? Tant qu’on est à l’aise, qu’on a un travail sûr, une belle famille la maison de campagne, les vacances au bord de la mer, la retraite en perspective, on reste tranquille. On fait des choix prudents, on ne veut pas courir de risques. On choisit ce qu’on connaît. Mais, mettons que les choses commencent à aller moins bien. La situation change, le type perd son travail, perd sa maison, il ne parvient plus à voir un avenir, Que fait-il à ce moment-là ? Il joue la prudence ? Pas du tout : il commence à parier comme un fou ! Il préfère le risque inconnu au maintien de sa situation actuelle. C’est là que tout bascule le chaos devient plus attractif que l’ordre, au moins il offre la possibilité de quelque chose de neuf, non ? Un coup de théâtre… C'est alors que les choses deviennent intéressantes. La révolution de 1917, le nazisme sont nés comme ça, si je ne me trompe ? Parce qu’une majorité de personnes a préféré se jeter dans l’inconnu plutôt que de continuer à vivre comme avant. »
Le cuisinier atteignait des sommets philosophiques, mais ses propos étaient loin d’être inintéressants.
« Maintenant, comme je te le disais, poursuivit-il, je ne suis ni un intellectuel ni un expert des relations internationales, mais j’ai l’impression que nous y sommes à nouveau. Les Occidentaux pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Ils voient la Chine, l’Inde et, grâce à Dieu, la Russie faire des pas de géant et eux, rien. Chaque jour qui passe, leur pouvoir se réduit, la situation échappe à leur contrôle, l’avenir ne leur appartient plus.
— Ils sont prêts à faire les choix les plus absurdes. Notre devoir est simplement de les aider.
— Précisément, Vadim Alexeïevitch. Il ne s’agit pas de les battre ou de les obliger, seulement d’accompagner un mouvement qui est déjà en place. C’est ce que comprend très bien le Tsar. Il est comme moi un passionné de judo et en connaît la règle de base : utiliser la force de l’adversaire contre lui. »
Le raisonnement de Prigojine ne faisait pas un pli. Restait simplement à lui donner une application pratique. Mais, sur ce point, j’avais déjà ma petite idée.
— Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli (Page 244 - 246)
Passage glaçant, tant la résonance avec la géopolitique de 2025 est forte. Rappelons que Le mage du Kremlin a été publié en 2022. Ce passage se termine avec la promesse d'en savoir plus. J'avoue avoir hésité sur la longueur du texte à vous partager, mais la raison a eu le dessus, tant c'est l'ensemble du chapitre qui est saisissant. Et si cela doit vous inciter à vous procurer ce livre, ma foi, c'est le jeu de Bookwyrm.
Rappelons néanmoins : ce livre est un roman, une œuvre de fiction.