Nicolas Fressengeas a publié une critique de Le Double par Naomi Klein
A la découverte du Monde miroir, invisible, presque incompréhensible, et pourtant si proche. Nul ne peut en revenir indemne.
5 étoiles
Certains livres changent la vie, d'autres changent notre vision du monde. D'autres encore font irruption dans le réel. Celui-ci combine ces deux dernières catégories. Le hasard, ou la destinée, a voulu que j'entame le Voyage dans le Monde miroir le premier février de cette année 2025, voyage littéraire uniquement, pour ma part. Dix jours seulement plus tard, nos plus de 300 millions d'amis américains ont entamé de leur côté leur voyage politique de l'autre côté du miroir. Je termine aujourd'hui cette lecture, ce séjour, un mois et près de 500 pages plus tard, groggy par une nouvelle vision du monde et sidéré de sa réalisation en temps réel de l'autre côté de l'Atlantique : un tsunami dont la vague nous laisse déjà interrogateurs vis-à-vis du présent et de l'avenir, proche comme plus lointain. L'impossible, l'impensable, est arrivé. Nous ne l'avons pas vu. Nous avons si peu anticipé. Et pourtant il était là, juste de l'autre côté du miroir.
Tout a commencé lorsque Naomi Klein a vu sa marque personnelle, qu'elle s'était patiemment construite, comme nous tous, voler en éclat du fait de l'irruption numérique d'une autre Naomi, nommée Wolf celle-ci, avec qui elle fut largement confondue. Elle la désigne comme son double, son image de l'autre côté du miroir. La première partie de cet ouvrage imposant est consacrée à l'exposition de la théorie du double. Au-delà des jumeaux numériques que l'intelligence artificielle nous fait miroiter, pour le meilleur peut-être, pour le pire sûrement, les doubles ne requièrent pas cette débauche de technologie consommatrice de ressources : ils existent en nous, simplement, et nous entourent. Laissant à Naomi Klein le soin d'exposer ces théories en détails, je me contenterai d'expliciter le concept de marque personnelle qu'elle introduit. Que celui qui n'a pas de double numérique sur un réseau social lève la main ! Que celui qui n'a pas soigné l'apparence et la perception de cette réputation numérique lève l'autre ! Et que ceux qui ont les deux mains levées pensent aux Curriculum Vitae qu'elles et ils ont soigneusement léchés. Mon université propose une formation continue pour soigner sa réputation, souvent numérique, sa marque personnelle, son double, à la fois si proche et si lointain. J'avoue ne pas avoir complètement compris l'objectif de ce livre, lors de sa première lecture, au début de cette première partie. Cette mécompréhension a failli me conduire à son abandon. Quelle erreur cela aurait-été ! Mon salut est venu d'un épisode du podcast Le code a changé de France Inter : L'histoire de Naomi Klein et son double maléfique, 53 minutes d'entretien avec l'autrice, parfaite introduction à la lecture de son livre.
C'est la deuxième partie qui porte l'originalité de cet ouvrage au plus haut. Naomi Klein y analyse les fragmentations de la société nord-américaine : au Canada, où elle vit et chez son voisin nord américain immédiat, sans toutefois qu'un Européen ne se sente trop dépaysé. En France, nous avons dorénavant coutume de décrire le paysage politique comme morcelé en trois, sans néanmoins arriver à ce que chaque morceau ne se disloque pas à la moindre occasion. Naomi Klein nous livre une analyse parfaitement originale, qui tranche avec cette vision tripartite, et que je trouve bien plus convaincante : c'est un miroir qui scinde nos sociétés en deux. Sans se connaître, s'ignorant ostensiblement, les deux côtés du miroir se font face, se répondent, et se construisent l'un en fonction de l'autre. D'un côté, oserai-je écrire le nôtre, en tous les cas le mien et celui de l'autrice, la terre est ronde, les vaccins sont l'un des triomphes majeurs de la science, et la Russie a envahi l'Ukraine. De l'autre côté, une réalité parallèle tout autre s'est développée, avec ses codes et ses réseaux. Répétons-le : les deux côtés du miroir s'ignorent sans se comprendre, ce qui explique notre sidération lorsque l'autre côté du miroir prend le pouvoir. Naomi Klein insiste : c'est vrai dans les deux sens, pour les deux côtés. Deux enseignements majeurs dans cette première partie : la diagonale que constitue la surface du miroir, et les forts liens entre le réel et son image déformée. La diagonale tout d'abord. L'autrice nous montre comment la fracture traverse la société dans son ensemble : les partis, de droite évidemment, mais à travers tout l'échiquier également, jusqu'à sa gauche ; la société dite civile aussi, du côté de la médecine comme du sport, jusqu'à la conscience écologique. Les diagonalistes, pour reprendre les mots de Naomi Klein, sont là où je ne les attendais pas. Ce formalisme, ce Monde miroir, se révèle parfaitement adapté et aide à comprendre ce basculement qui nous entoure. La deuxième révélation concerne les ferments, le terreau, du Monde miroir. C'est ainsi que l'autrice s'attarde longuement sur notre côté du miroir pour détailler les mille petits renoncements et les myriades de contradictions qui ont donné naissance à nos doubles de l'autre côté, et qui les aident à prospérer. Le Monde miroir se niche dans les interstices que le monde réel veut masquer.
La troisième partie est tout aussi dérangeante. Elle s'intéresse aux terres d'ombre, ces contrées, qu'elles soient géographiques ou sociologiques, que nous préférons ignorer, mais dont l'existence, pourtant, est absolument nécessaire pour garantir nos sociétés et nos modes de vie dits occidentaux. Pour commencer, Naomi Klein nous suggère que l'une des raisons pour lesquelles il est si difficile de battre les théories conspirationnistes en brèche est que certaines conspirations, si l'on en revient à la définition précise du terme, existent bel et bien. Qui peut aujourd'hui affirmer qu'aucune "manipulation secrète orchestrée en coulisse par de puissantes forces" n'a lieu aujourd'hui de par le monde ? Nul besoin pour cela de regarder le monde d'après le 20 janvier 2025, où elles sont évidentes : le monde d'avant en regorgeait également. Pensons aux crises financières, au prix de l'énergie, sans parler des guerres qui éclatent à la surface de la planète. "En avoir conscience ne fait pas de vous un conspirationniste, mais un observateur sérieux de la politique et de l'histoire" (Le Double, Naomi Klein, page 303). L'autrice s'attarde ensuite sur notre côté du miroir, sur l'histoire et la géographie nord américaine tout d'abord, puis sur l'interprétation souvent donnée de l'Allemagne nazie, et surtout l'Holocauste, comme étant une anomalie sans équivalent de l'histoire. Elle y montre tout d'abord que la prise de conscience nord américaine du fait que la très grande majorité de ses habitants y vivent sur une terre volée et conquise via des atrocités indescriptibles est très récente. Elle est également extrêmement plus fragile, comme nous le montre l'histoire immédiate. Sommes-nous vraiment du bon côté du miroir ? Attention à ce qu'il ne se brise ! De la même façon, la Shoah, l'Holocauste, est généralement montré comme un événement unique en son genre, par sa brutalité et son inhumanité. Sans absolument lui dénier cette extrême gravité, Naomi Klein suggère que la particularité qui lui confère cette propriété singulière est uniquement qu'il s'est produit sur le sol européen. Regardons un peu dans le miroir et comparons avec les actions européennes en Afrique et aux Amériques lors du commerce triangulaire. Naomi Klein, ainsi que de nombreux autres auteurs, suggèrent que ces atrocités, autrement dit l'acceptabilité du génocide étaient en germe depuis longtemps… et le sont toujours.
Difficile de sortir indemne de cette lecture ! L'optimisme n'y est pas de mise. L'angle de vue proposée par Naomi Klein est particulièrement percutant, en ce qu'il permet la synthèse de nombre d'observations a priori contradictoires et dissonantes. Encore plus frappant est que cet ouvrage a été écrit voilà deux ans, alors qu'il semble parfaitement décrire et interpréter ces premiers mois de 2025. C'est cependant une lecture à recommander fortement, car elle fournit des clefs de compréhension originales, qui permettront, je l'espère, de mieux organiser la résistance à l'hiver qui semble venir.