Je suivais depuis quelques temps déjà les pelotes gigantesques, et quotidiennes, que Cory Doctorow publie sur Mastodon ou sur son site web, et la publication en français de son ouvrage The Internet Con était l'occasion, à la fois de voir son travail déployé sur une échelle un peu plus grande, et de voir le travail de la maison d'édition numérique C&F. La traduction est fluide, mais pas non plus emballante, au sens où j'ai toujours un peu l'impression de lire de l'anglais (à une poignée d'endroits, j'ai eu envie de modifier l'ordre des compléments, mais c'est fréquent chez moi). Il y a un point cependant où je suis resté perplexe, j'y reviendrai plus bas.
Donc le thème général du livre est l'hégémonie des BigTech (Google, Apple, Amazon, Meta, Microsoft, et quelques autres comme Oracle qui sont évoquées de ci de là, mais peu développées), le pouvoir de nuisance que ça leur confère, la façon dont elles l'utilisent pour augmenter leur puissance.
Le point est que l'hégémonie acquise par ces sociétés leur permet d'imposer
aux utilisateurs de leurs plate-formes un énorme « coût de sortie » — l'effort à fournir pour ne plus les utiliser et néanmoins restaurer les fonctionnalités qu'elles nous donnaient. Celleux qui ont téléchargé 15GB de données de Google ou de Twitter et ne savent plus comment manier ces saucisses de fichiers Zip comprennent probablement ce que je veux dire. Ou, plus simplement, celleux qui ont tenté de faire migrer un groupe WhatsApp familial vers Signal.
À celà, Doctorow oppose le concept d'interopérabilité qui nous permettrait de reprendre la main sur ces « moyens de production numérique ». L'interopérabilité est la faculté qu'ont les technologies de converser les unes entre elles de sorte à augmenter leur impact. Mais celle qui intéresse Doctorow est l'interopérabilité adverse, c'est-à-dire celle qui n'a pas été prévue par les concepteurs de ces technologies. C'est par exemple le reverse engineering d'un logiciel qui permet d'en faire un clone sur une machine considérée comme obsolète, ou d'y adjoindre une fonctionnalité, etc. La démonstration à laquelle Doctorow se prête dans son livre est que l'interopérabilité adverse permet (permettrait) de déjouer la puissance des BigTech. Et pour cette raison, il lui préfère un terme plus facile à prononcer, compatibilité concurrentielle, qu'il abrège en ComCom (pour competitive compatibility). Hélas (à mon sens), la traductrice reprend telle quelle cette abréviation alors que sa seule prononciation naturelle est concon, ce que ce concept n'est pas du tout…
La démonstration se heurte évidemment à la corruption du monde politique ou des diverses agences de normalisation, corruption alimentée par les lobbys industriels dont tout le livre expose le pouvoir. Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? Franchement pas clair, surtout si les pouvoirs politiques disposent d'outils de surveillance massive et de machines à voter falsifiables. On peut au moins publier des livres qui exposent le problème.
Le livre se clôt par une seconde partie intitulée Quid ?, beaucoup plus courte, où Doctorow parcourt quelques thèmes connexes, comme la blockchain ou la radicalisation algorithmique, qu'il déboulonne en général gracieusement. Pas inintéressants, ces derniers chapitres semblent un peu un part et ça donne l'impression que l'auteur n'a pas su les incorporer dans le texte. Je suis plutôt maniaque de l'équilibre des plans, et cet addendum m'a un peu chiffonné.
Le commentaire que je viens d'écrire apparaîtra probablement comme sans surprise. Il faut donc dire que Doctorow détaille quelques exemples, sur le fonctionnement des normes, la création du DMCA, la retro-ingéniérie de Microsoft Office par Apple, la création de la Silicon valley et les « 8 traîtres », la désactivation du virus WannaCry, etc., exemples qui au final ont rendu très instructive la lecture de ce livre. Et puis, Doctorow ne mâchant pas ses mots, ça fait aussi du bien de lire que des pourris sont pourris…