Ameimse a cité Vivre avec le trouble par Donna J. Haraway
Tant de rĂ©cits de lâhistoire de la Terre sont prisonniers du fantasme de la beautĂ© des premiers mots et des premiĂšres armes, de la beautĂ© des premiĂšres armes comme mots, et vice versa. Lâoutil, lâarme, le mot. Le mot qui sâest fait chair Ă lâimage du dieu cĂ©leste. Câest ça Anthropos ! Câest une histoire tragique qui ne compte quâun seul vĂ©ritable acteur, un seul vĂ©ritable faiseur de monde : le hĂ©ros. Câest lâhistoire de lâHomme en chasseur cherchant Ă tuer et Ă ramener son effroyable butin. Câest le rĂ©cit tranchant, acĂ©rĂ© et combatif dâune action qui repousse au-delĂ du supportable la souffrance de la passivitĂ© gluante, terrestre et pourrie. Dans ce genre dâhistoire viriloĂŻde, tout autre protagoniste est accessoire, support, domaine, espace pour lâintrigue ou proie. Sans importance aucune, son rĂŽle nâest pas de voyager ou dâengendrer, mais de se trouver sur le passage, dâĂȘtre un obstacle Ă franchir, ou encore une voie, un conduit. Que ses beaux mots et ses belles armes nâaient aucune valeur sans un sac, un rĂ©cipient ou un filet pour les contenir, câest bien la derniĂšre chose que le hĂ©ros veut savoir. Nul aventurier, toutefois, ne devrait quitter la maison sans un sac. Mais comment une Ă©charpe, un pot ou une bouteille entrent-ils tout Ă coup dans lâhistoire ? Comment ces humbles choses permettent-elles Ă lâhistoire de continuer ? Ou â ce qui est peut-ĂȘtre pire pour le hĂ©ros â comment ces objets concaves, Ă©vidĂ©s, ces trous dans lâĂtre, engendrent-ils, dĂšs le dĂ©part, des histoires riches, plus insolites, plus denses, des histoires inconvenantes, des histoires sans conclusion, des histoires oĂč le chasseur a sa place, mais dont il nâest pas, ou nâa pas Ă©tĂ©, le sujet, lui, lâhumain qui se fait tout seul, la machine Ă faire lâhumain dans lâhistoire ? La courbure lĂ©gĂšre dâune coquille qui contient juste un peu dâeau, juste quelques graines Ă donner ou Ă recevoir, suggĂšre des histoires de devenir-avec, dâinduction rĂ©ciproque et dâespĂšces compagnes dont la vie et la mort nâont pas pour rĂŽle de mettre un point final aux rĂ©cits, dâachever les mondes en formation. Avec une coquille et un filet, devenir humain, devenir humus, devenir Terrien, prend une tout autre forme : la forme sinueuse, qui avance tel un crotal, du devenir-avec.
— Vivre avec le trouble de Donna J. Haraway (Page 259)
Dans la continuité d"Autobiographie d'un poulpe", j'ai plongé dans "Vivre avec le trouble" (qui m'attendait depuis fort longtemps). La maniÚre dont Vinciane Despret et Donna Haraway dialoguent (et dont leurs oeuvres résonnent entre elles) est particuliÚrement stimulante. Le tout aussi en référence à l'oeuvre science-fictionnelle d'Ursula Le Guin. Et justement, dans ce passage cité, Donna Haraway propose sa réception et prolonge la fameuse théorie de la fiction-panier d'Ursula Le Guin.