Je sais qui j'étais, je peux vous dire qui j'aurais pu être, mais je ne suis à présent que dans la ligne de ces mots que j'écris. J'ignore quelle est au juste la nature de mon existence, et je m'étonne d'écrire. Je parle latin, bien sûr, mais ai-je jamais appris à l'écrire ? Cela semble peu probable. Je suis certaine qu'une femme portant mon nom, Lavinia, a bien existé, mais elle a sans doute été si différente de l'idée que j'ai de moi, ou de l'idée que mon poète a de moi, que penser à elle ne réussit qu'à me perturber. À ce que j'en sais, c'est mon poète qui m'a rendue réelle. Avant qu'il écrive, j'étais une silhouette perdue dans la brume, guère plus qu'un nom dans une généalogie. C'est lui qui m'a donné la vie, qui m'a donné une identité ; et mes souvenirs sont très nets, liés à de riches émotions qui s'imposent à moi alors que j'écris, peut-être parce que les événements dont je me souviens n'accèdent à l'existence que lorsque je les écris, ou lorsqu'il les a écrits.
Mais il ne les a pas écrits. Dans son poème, il n'a pas rendu justice à ma vie. Il m'a négligée, peut-être parce qu'il se mourait lorsqu'il a enfin découvert qui j'étais. Ce n'est pas sa faute. Il n'avait plus le temps de corriger, de réécrire, de terminer les hémistiches, de parfaire le poème qu'il jugeait imparfait. Pour cela il a pleuré, je le sais ; pour moi il a pleuré. Peut-être, là où aujourd'hui il se trouve, sur l'autre rive, quelqu'un lui dira-t-il que pour lui Lavinia pleure.
Je ne mourrai pas. De cela je suis presque certaine. Ma vie est trop contingente pour conduire à l'absolu de la mort. Je n'ai pas assez de mortalité réelle. Je finirai par m'estomper, par me dissoudre dans l'oubli, comme cela me serait arrivé il y a bien longtemps si l'invocation du poète ne m'avait pas fait accéder à la réalité.