À ma première tentative de lire "Le ciel dans la tête", je me suis retrouvé arrêté par les premières pages.
Non seulement c'est très violent, mais cela me semble gratuitement très violent, juste pour choquer.
Je veux dire, ce qui est décrit est documenté comme comportement, mais il me semble pas dans les régions où se passe l'histoire.
D'abord, ce que par exemple montrait très bien Aieia d'Aldaal, même dans une situation d'exploitation ultraviolente, la plupart des relations sociales sont transactionnelles, pas inutilement meurtrières.
La plupart du temps, l'autorité en place n'a pas besoin de préciser sa menace, elle flotte implicitement dans l'ensemble des relations.
Donc voir des soldats menacer les enfants mineurs, pourquoi pas, mais ça me paraît exagéré (petit spoiler) qu'ils veuillent tuer un gamin juste parce qu'il a aidé son collègue - au contraire, l'entraide est généralement encouragée tant qu'elle est au service de la production.
Mais ça à la limite cela pourrait être possible, surtout dans une mine conquise depuis peu.
Là où j'ai plus de problèmes (déjà parce que c'est encore plus violent), c'est avec le recrutement du héros (autre spoiler, mais bon c'est le début de l'album).
C'est une procédure de recrutement qui est hélas connue pour exister, mais à ma connaissance pas dans la zone géographique directe où l'album se situe; c'est une pratique liée à la RENAMO, aux milices sierra-léonaises et libériennes, à la LRA ougandaise par exemple; je ne la connais pas pour les Kadogos (ce qui ne signifie pas pour autant que le recrutement des Kadogos est pacifique).
Est-ce qu'elle existe au Congo (en-dehors des zones sous la coupe de l'ADF/EI), il me semble que non mais je ne saurais le nier catégoriquement.
Par contre, ces pratiques ont lieu envers les populations hostiles aux groupes armés en question, jamais (ce qui est logique vu à quel point elles ne peuvent être tolérées par les populations qui en sont victimes) envers les populations contrôlées par ces groupes armés (qui peuvent certes être prédateurs, et extrêmement violents, mais ne vont généralement pas aussi ouvertement contre leurs propres intérêts).
Bien sûr, si quelqu'un connaît bien la région et peut confirmer ou infirmer, cela m'intéresse.
Pour prendre une analogie qui permettra peut-être de mieux comprendre ce que je veux dire :
Imaginez un auteur chinois qui prendrait la scène de torture par la Gestapo française à Paris dans "Il était une fois en France", et qui la rendrait plus explicite, plus graphique (ce qui peut être légitime, le public asiatique pouvant ne pas percevoir ce qui est clairement suggéré par Nury pour un public français capable de capter immédiatement ce qui se passe).
Mais qu'il la situe dans la salle des fêtes de la mairie de Trifouilly-les-Oies en 1948, avec comme tortionnaire la police municipale et comme victime le médecin local (je veux dire, pas avec une intrigue de polar expliquant comment un évènement aussi extraordinaire peut se produire, mais bien - comme dans "Il était une fois en France" et dans "Le ciel dans la tête" - avec le commentaire implicite que c'est le fonctionnement normal).
Immédiatement, on voit que ça ne marche pas :
- Oui la Gestapo française a existé, et torturé sauvagement
- Oui la police française a également torturé sauvagement, notamment dans les colonies et lorsque le FLN a ramené la guerre en France métropolitaine
- Oui la police française est restée largement la même avant, pendant et après la Collaboration (il y a eu un peu d'épuration des éléments les plus visiblement compromis, et d'intégration de résistants, mais les résistants ont assez vite été écoeurés et les collabos réintégrés)
- Oui la police française a continué à torturer de façon routinière pendant des décennies (il y a même un épisode de "Tranches de vie" de Lauzier hilarant sur le sujet)
Donc oui, on pourrait tout à fait dire que cette violence à Trifouilly-les-Oies "reflète la réalité" de la répression en France, et ne serait pas gratuite ni exagérée, et qu'on ferait mieux de poser la question de l'impunité policière en France que d'être choqué par cette violence et de le reprocher à l'album.
Cela n'empêche pas que ce serait totalement non crédible comme situation : la police municipale de Trifouilly-les-Oies pourrait éventuellement (et encore, faudrait voir dans quel contexte) tabasser un marginal ou un basané, mais certainement pas le notable du coin. Et de toutes façons, pas de la même manière que la Gestapo.
Quand Henri Alleg et Maurice Audin ont été torturés d'une manière proche de celle de la Gestapo, cela a fait un scandale tel qu'on en parle jusqu'à aujourd'hui - et ce n'était pas en France métropolitaine, ni en période de paix, et certainement pas par la police municipale.
Une telle confusion dans un album de BD à prétention historique serait clairement montrer une incompréhension totale des logiques de la violence dans la société française.
Ce serait obscurcir, et non éclairer, les continuités et discontinuités entre la police de Vichy et celle de la IV° République, obscurcir et non éclairer le rapport entre légalité et impunité policière dans la France du XX° siècle, entre éléments démocratiques et autoritarisme, obscurcir et non éclairer les rapports sociaux propres à la France moderne et comment ils intègrent la violence.
Ce que décrit "Le ciel dans la tête" ne correspond pas à la réalité du terrain décrit, ce même s'il s'agit d'une région où peut régner une extrême violence (mais pas de cette façon-là), et que les éléments de violence décrits dans la BD existent ailleurs en Afrique.
Parce que désolé, mais une approche du genre "l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire, donc pas besoin de comprendre le contexte précis, historique, social et politique de la violence que l'on présente, l'afrique est violente c'est comme ça, ça doit être atavique", désolé mais je ne peux pas l'accepter.
Si on veut une approche didactique, mais non malaisante, de la violence subie par les migrants, il y a le film "Io, Capitano".
On y voit en effet (surtout dans le second tiers du film) tous les aspects classiques de la violence anti-migrants (sauf les viols), égrenés un par un pour bien marquer le coup (c'est une des faiblesses du film, par ailleurs très bon). Mais il s'agit à chaque fois de violences qui ont été documentées, dans le contexte exact où elles se produisent dans le film.
Pas du tout la même chose, donc.
Ou pour rester dans la BD, "Déogratias" de Stassen ne prend pas de gants avec l'ultra-violence, et la fin reste longtemps dans l'âme du lecteur.
Mais Stassen n'est jamais complaisant pour autant, et ne mélange pas tout mais décrit au contraire très précisément les mécanismes de la violence tels qu'ils se sont exercés dans la réalité.
Bref, le ciel dans la tête est un mélange de toute sortes d'histoires horribles qui ont un fond de vérité ici où là, mais qui sont rares, et encore plus rarement concentrées au même endroit au même moment sur une même personne.
Une précision quand même : de ce que je connais, le fait de devoir tuer sa famille comme rite d'intégration est une pratique qui peut être la règle mais dans des cas très particuliers, de milices qui ne régentent pas les communautés où ils prélèvent les enfants mais se contentent de raids prédateurs (notamment, c'est une pratique qui caractérisait la LRA de Joseph Kony).
Cela n'a effectivement pas de sens pour une milice qui contrôle la communauté où elle recrute, même si elle la contrôle par la violence, et cela me paraît très irrespectueux d'inventer une violence extrême pour choquer, alors même que la violence réelle est déjà terrible.
La gestion des mines est variée selon les cas, donc en soi le fait qu'une milice en contrôle une par la violence peut arriver (même si le plus souvent ils exercent une taxation plutôt que d'utiliser les mineurs comme esclaves), mais malgré tout ce qui est décrit me paraît très caricatural, ce qui me gêne fortement.
Un peu comme le cannibalisme dans Katanga : est-ce que Nury s'est réellement documenté sur ce point, ou il s'agit juste d'un cliché raciste (qui peut venir d'accusations réciproques entre communautés locales, la question de la sorcellerie étant très importante en Afrique équatoriale - ailleurs aussi d'ailleurs, mais pas de la même façon) ?
Oui la crise katangaise a été ultra-violente (des deux côtés, les troupes gouvernementales ayant été envoyées au combat sans ravitaillement, si j'ai bien compris), et il y a eu autonomisation de la violence à la base, mais est-ce que cela a réellement amené au cannibalisme ?
Et j'aime beaucoup la phrase, apparue dans la discussion sur BDParadision dont s'inspire cette chronique : ""dénoncer" une situation intolérable et méconnue est bien naïf, il faut soit la faire connaitre, et alors la précision est nécessaire, soit la faire ressentir, et alors nul besoin de citer des noms réels"