Les relations entre technologie et politique, entre les technologies numériques et nos vies quotidiennes, sont au cœur d'innombrables enjeux et réflexions. Elles infiltrent nos vies, du professionnel au plus intime. Nous les subissons. Nous tentons de les maîtriser. Les comprendre semble difficile.
Cet essai se propose de décortiquer les rouages de ce cyberespace dans lequel nous baignons, qui nous contrôle parfois plus que nous ne le contrôlons. Moyennant un effort de lecture certain — c'est un ouvrage scientifique —, Asma Mhalla nous livre une analyse géopolitique impressionnante de précision et de détails des gigantesques mécanismes à l'œuvre ; qui fait oublier le caractère scientifique de l'œuvre en nous précipitant dans une vision inhabituelle de notre monde.
Les deux premiers chapitres installent les concepts dont l'autrice se servira tout au long de son essai. C'est ainsi qu'elle décrit par le menu les grandes entreprises du numérique, les BigTech, une généralisation des GAFAM que le langage courant connaît. Elle les installe dans le paysage, avec leurs relations aux nations ou États qui les abritent, les utilisent et leur permettent de prospérer. Ce sont les deux chapitres les plus exigeants pour le lecteur, qui aura tout intérêt à tenir, afin de pouvoir déguster la suite comme il se doit.
Les deux chapitres suivant analysent finement deux aspects des plus importants dans notre environnement numérique et cognitif : l'irruption des technologies d'intelligence artificielle, notamment générative, d'une part et les réseaux sociaux d'autre part. Autant l'hyper médiatisation actuelle de l'intelligence artificielle, suscitant craintes et espoirs démesurés, est relativisée ; autant les réseaux sociaux, que beaucoup d'entre nous considèrent comme d'inoffensifs amusements, sont montrés sous un jour militaire.
Du cinquième au septième chapitre, Asma Mhalla nous montre l'essor de la puissance et du pouvoir, politique comme militaire, au sein du numérique qui nous entoure. Les réseaux sociaux, qui se présentent sous des attraits ludiques, sont montrés comme des cyber-armes de la guerre cognitive que se livrent des entités à définir, entre nations et multinationales privées. Plus généralement, les technologies numériques ont remodelé les rapports de puissance et de pouvoir sur la surface de la planète, militarisant des pans croissants de nos sociétés.
Après sept chapitres consacrés à l'établissement des concepts et à une description originale du monde dans lequel nous évoluons, l'autrice se risque à l'anticipation, à la prévision. La période que nous vivons au moment où ces lignes sont écrites montre à quel point elle a frappé juste. Les chapitres huit et neuf sont consacrés à la guerre, aux guerres futures, aux guerres larvées en cours, que nous vivons sans en avoir vraiment conscience. L'arme atomique sera-t-elle dépassée ou conjuguée à l'hyper guerre dopée à l'intelligence artificielle ? Sans céder aux fantasmes apocalyptiques de Skynet et de Terminator, l'autrice montre l'avènement possible — probable — d'une autre forme de toute puissance.
Les deux derniers chapitres sont les plus palpitants. Le pénultième est peut-être le plus impressionnant, tant il résonne avec nos vies de citoyens de ce début de XXIe siècle. Au-delà de la militarisation, verrouillée par la dissuasion, les technologies militaires s'immiscent déjà au sein de nos vies quotidiennes : techno-surveillance ciblée, contorsions dans l'état de droit, industrialisation de la surveillance… Le dernier chapitre, intitulé "Odyssée vers le futur" se veut résolument optimiste et propose une solution, fondée sur la coopération internationale, qui ne semble pas être totalement utopique. L'espoir est la conclusion de cet essai.
Finissons néanmoins avec un petit regret de lecteur. Les mots « open source », guillemets compris, ne sont présents qu'une fois, page 229, sans que jamais la traduction vers le français ne soit mentionnée. Pourtant, l'odyssée optimiste vers le futur que décrit le dernier chapitre est fondée sur une hypothèse de co-gouvernance, voire de gouvernance répartie, des infrastructures technologiques, dont le statut est esquissé comme pouvant évoluer vers celui d'infrastructures publiques. Ces modes de gouvernances existent depuis plusieurs décennies dans l'écosystème du logiciel libre. Ils ont d'ailleurs essaimé, pour ce qui concerne les réseaux sociaux, vers le réseau décentralisé à gouvernance répartie que certain nomment le Fédivers, et qui est basé sur un protocole — ActivityPub — normalisé par l'organisation mondiale de normalisation d'Internet : le W3C. Il est certain que logiciels libres et réseaux sociaux décentralisés ne sont ni sources de pouvoir, ni de puissance, et jouent donc un rôle négligeable dans les grandes manœuvres géopolitiques analysées dans cet essai. Néanmoins, j'aurais vraiment été intéressé de connaître l'analyse qu'aurait pu en faire Asma Mhalla, notamment car les logiciels libres sous-tendent la majeure partie des infrastructures numériques de la planète, propriétaires ou non.
Mais ce n'est qu'une petite curiosité non (encore ?) satisfaite.