L'Éloge du bug est un ouvrage à mi-chemin entre ouvrage culturel et ouvrage scientifique. En d'autres termes, je le pense accessible à tous, bien qu'il puisse parfois être perçu comme assez technique. C'est un livre foisonnant qui mêle informatique, philosophie, politique, éthique... et j'en oublie sûrement. L'éloge du bug, c'est l'éloge du temps, appelé perdu, passé à comprendre l'ensemble des enjeux politiques, sociétaux, environnementaux, éthiques... liés aux choix, conscients ou non, que nous faisons lorsque nous choisissons un, ou plusieurs, outils numériques, et en délaissons d'autres. C'est un contrepoint salutaire à "l'injonction fonctionnelle", à l'injonction productiviste, dont les implications ne sont que partiellement numériques, et essentiellement humaines : quel est l'impact des choix technologiques que nous avons fait, ou que d'autres ont fait pour nous, sur nos vies ? Je ne peux m'empêcher de penser à la complainte éternelle de tous les travailleurs modernes que je connais à propos de la fréquence impossible des courriels et des autres sollicitations numériques. Cet ouvrage en décortique les mécanismes et tente des propositions de solutions.
Il faut s'arrêter sur le formalisme inclusif, parti pris tout au long de l'ouvrage, incluant le pronom iel et le point médian. C'est la première fois que je le rencontre sur une telle longueur de texte. Je n'en ai pas éprouvé de gêne particulière à la lecture. Il y a par ailleurs un lien fort entre l'inclusivité de la forme et le discours sur le fond, à propos de l'inclusivité de nos technologies numériques, liant la place des femmes dans l'informatique au degré de dématérialisation de celle-ci. Cette partie-là du livre fut une totale découverte pour moi. Elle est pourtant symbolisée par la couverture, et finalement assez évidente.
Le premier chapitre est dédié à Kafka et à sa Métamorphose. Il montre comment le fait de prendre des chemins numériques de traverse, via une métamorphose par exemple, peut conduire à une inadaptation, à un dysfonctionnement, de l'individu, au travail et à la société, numérique ou non, telle qu'elle nous est proposée par les géants éponymes, et par nombre d'acteurs qui passent par leurs services.
Le deuxième chapitre est dédié à Aladin, et à sa lampe merveilleuse, dans sa version originale. Aladin confie nombre de ses choix au génie de la lampe, en lui demandant, par exemple, de lui confectionner de "beaux" vêtements afin de plaire à la princesse, sans toutefois savoir préciser ce qu'il entend par là. L'on finit par se demander qui des deux est le maître : Aladin ou le génie ? Le génie apparaît de manière simple, intuitive, voire de manière non intentionnelle : il suffit de frotter la lampe par mégarde. Il exauce ensuite tous les souhaits d'Aladin, y compris les plus imprécis, en faisant nombre de choix implicites pour Aladin, mais dans son propre intérêt à lui. Simple, intuitif, à réponse immédiate ? L'analogie avec de grands acteurs du numérique vous attend dans le livre.
Le troisième chapitre passe à la fois par l'Italie de Sergio Leone et l'Ouest de ses héros. Au début de son chef-d'œuvre, Il était une fois dans l'Ouest, la question de la valeur de la propriété de Claudia Cardinale se pose, sur une terre aride, au milieu de nulle part : sa valeur passe par situation, à proximité d'un point d'eau, qui en fait le passage obligé du futur chemin de fer. Une valeur immatérielle au moment de l'histoire : ou comment la valeur immatérielle passe nécessairement par des infrastructures matérielles. Ce chapitre questionne l'immatérialité des nuages qui nous sont proposés quotidiennement, et la raison de l'invisibilisation de leur matérialité.
Le quatrième chapitre aborde les bugs. Qui sont-ils vraiment ? Sont-ils si méchants ? Que peuvent-ils nous apporter ? C'est à travers le bug que l'on découvre l'infrastructure. Le récent bug de CrowdStrike, qui a paralysé un grand nombre d'ordinateurs sous Windows à travers le monde nous l'a récemment rappelé. Nous avons découvert l'infrastructure sous-jacente et ses faiblesses. Qu'avons-nous appris ? Y a-t-il d'autres bugs, plus mineurs, que nous pouvons exploiter ?
Le cinquième et dernier chapitre nous donne les clefs d'un jardin numérique partagé, de multiples lieux numériques interconnectés ou fédérés dans leur diversité, en lieu et place de l'espace numérique unique et stérile dans lequel beaucoup veulent nous enfermer. C'est une incitation à cultiver son jardin. À prendre le temps nécessaire pour l'adapter à nos besoins et à ceux de nos communautés, pour partager les fruits de nos travaux.
Cela doit se lire : j'ai beaucoup apprécié la lecture de cet ouvrage. Mais la conclusion est bien trop pessimiste à mon goût. L'auteur y incite sur les bienfaits du temps perdu à cultiver son jardin numérique. Je n'en disconviens pas. Là où je m'inscris en faux, c'est la réalité de cette perte de temps. Il est vrai que l'auteur redéfinit la perte de temps, en un temps autre, dédié au pas de côté, au recul, et à la réflexion. Cela permet d'atténuer mon désaccord. Néanmoins, malgré cette redéfinition, je reste persuadé que ce temps ne peut être perdu qu'à court terme. En effet, cette réflexion, ce recul, ce pas de côté, et à la fin cette compréhension, permettent, à plus long terme de forts gains de productivité --- au sens classique du terme --- et, quoi qu'en dise Marcello, cela permet, à terme, de mieux "fonctionner".
Le discours gagnerait à mettre en avant ce dernier point, car il élargirait son audience, en évitant d'éloigner d'entrée les lecteurs qui refuseraient le postulat de la perte de temps créatrice.
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