Profil

Chacune a vécu de manière différente cette énorme fête un peu chaotique qu’a été la première rencontre, selon les tables rondes auxquelles elle a participé, les rencontres qu’elle a faites, les contacts qu’elle a établis, les groupes avec lesquels elle a dansé ou fait une partie de basket. Il y a eu un peu de tout pendant cette célébration : des ateliers d’arts martiaux, des regroupements d’associations de défense des droits à la terre et à l’eau, des conférences sur les disparitions forcées, des cours de santé sexuelle féministe, du yoga, de la zumba, des tournois de volley, une exposition de photos de vulves en gros plan, de la peinture corporelle. Mais il y a eu une chose dont nous avons toutes, absolument toutes celles qui étaient là, les six ou sept mille, pu faire l’expérience et que nous avons toutes ressenti de la même façon : sans les hommes, ce n’est pas pareil, et, bien que nous les aimions et tout, quand ils ne sont pas là c’est une sensation merveilleuse.

— La Realidad de Neige Sinno (81%)

En d'autres termes, les cissexuel·les conçoivent la légitimité de leur genre comme un droit de naissance. Il s'agit bien souvent de malhonnêteté intellectuelle quand dans notre société beaucoup de cissexuel·les (si ce n'est la majorité) tendent à considérer avec mépris les sociétés et cultures qui reposent sur des systèmes de classes ou de castes – alors que leur métier, leur statut social, leur situation économique, leur pouvoir politique, etc., sont prédéterminés en fonction d'un accident de naissance. Si, en Occident, la plupart des cissexuel·les critiquent le privilège de naissance comme un moyen de déterminer d'autres formes de classes sociales, ils et elles y adhèrent hypocritement dès qu'il s'agit de genre.

— Manifeste d'une femme trans et autres textes de Julia Serano (Page 157)

De tous les opprimés doués de parole, les enfants sont les plus muets. Les cris et fureurs qui émanent du groupe ne sont pas perçus comme protestation inarticulée, mais comme un fait de nature : les enfants, ça crie. Nul être pourtant ne crie sans raison. "Les enfants" (la seule définition précise et recevable du terme étant celle de la Loi : personne de 0 à 18 ans) ne disposent pas de moyens de s'exprimer. Ils n'y sont pas invités, les décisions qui les concernent étant prises sans leur avis. [...] Entre les adultes qui parlent des enfants comme ils les veulent, et les enfants qui ne peuvent pas parler pour eux-mêmes, la passe est étroite. Et la mystification se porte bien. Il faudrait pourtant sortir de là. Mais être "adulte" après tout n'est qu'un choix, par lequel on s'oublie, et se trahit. Nous sommes tous d'anciens enfants. Tout le monde n'est pas forcé de s'oublier. Et dans la situation dangereuse où le jeu adulte aveugle nous a menés, et veut entraîner les plus jeunes, l'urgence aujourd'hui presse un nombre croissant d'anciens enfants qui n'ont pas perdu la mémoire de basculer côté enfants.

— Les enfants d'abord de Christiane Rochefort

Il m’est arrivé, dans des bars, que des serveurs me servent en premier alors que j’étais assise à côté d’un Arabe qui était entré avant. Quand je regarde des films, ou des annonces publicitaires, ou des gens de pouvoir qui parlent de l’avenir de la planète, je peux reconnaître mon profil génétique dans leurs traits. La police de Détroit ou de Paris ne m’arrête pas en raison de ma couleur de peau. Je suis blanche, mais je suis aussi femme. J’ai donc eu ma part d’expérience de la violence systémique. J’ai été violée, ma voix a été réduite au silence, mon travail a été ignoré ou déprécié, tout ça en raison de mon genre. J’ai donc connu deux types de honte, celle d’être humiliée en tant qu’inférieure, et celle de me sentir humiliée par ma position de privilégiée. On ne peut comparer ni les violences ni les hontes, mais ce que je sais c’est que dans aucun des deux cas je ne suis contente de ma place et ne compte m’en satisfaire. L’humiliation me limite, elle m’empêche une communication authentique avec les autres, elle me condamne à être quelqu’un que je ne souhaite pas être.

— La Realidad de Neige Sinno (73%)

Dans son livre Invisible Lives publié en 2000, Viviane Namaste a intégré un entretien réalisé avec une femme trans à qui une cerbère avait initialement refusé les hormones sous prétexte qu'elle portait des vêtements « masculins » quand elle était venue à sa séance de thérapie. Elle raconte : « Je suis simplement retournée, mais cette fois-ci j'avais appliqué du khôl partout sur mes yeux et tout autour, et j'avais mis ma petite veste en fausse fourrure et un pantalon slim noir. Et là, elle a dit : "Vous avez parcouru un long chemin depuis la première fois que je vous ai vue. Maintenant je suis convaincue que vous êtes transsexuelle." C'était trois semaines après ! »

— Manifeste d'une femme trans et autres textes de Julia Serano (Page 108)

Le monde [des années 70] et, singulièrement, le monde universitaire n'était pas moins normé alors qu'il ne l'est actuellement. Des thèses poursuivies des années durant. Des professeurs gérant à vie des domaines réservés. Des recteurs, des doyens, des présidents, réactionnaires et idiots, des politiques incultes, des ministres flics, des Grandes Écoles arrogantes et archaïques, des concours contre-sélectifs, etc. On avait tout ça aussi bien que maintenant. Alors, quelle différence? Peut-être une différence dans les modes de contrôle et de gestion. Les techniques du management moderne n'avaient pas encore pénétré le monde de l'Université et de la culture. Le pouvoir se manifestait de façon autoritaire, mais il manquait de moyens pour aller plus loin et pour y voir clair. Un peu partout existaient des recoins mal gérés ou oubliés, des institutions endormies dont on pouvait détourner les ressources, des zones, des marges, à l'écart de la concurrence, dans lesquelles il était possible de s'en raciner pour faire ce que l'on voulait et parfois du nouveau. Rien n'était juste, au moins si l'on prend ce terme dans son sens méritocratique. Rien n'était correctement évalué. Avec le même salaire, certains faisaient une œuvre et d'autres rien. Avec la même dotation, certains labos faisaient l'impossible et d'autres ronronnaient doucement. Mais ce laisser aller, cette négligence gestionnaire était précisément ce qui ouvrait un espace de liberté où la création devenait possible. Dans les marges, les marginaux étaient à l'aise.

— Rendre la réalité inacceptable de Luc Boltanski

Il faudrait toujours être conscient de la violence qui s’exerce au moment de nommer. Nommer l’autre c’est prendre une décision sur son identité, c’est imposer une vision, depuis soi, depuis ce que l’on considère comme un centre. Il est sans doute naturel de se considérer soi-même comme le centre du monde. De nombreux peuples sur terre se nomment eux-mêmes, dans leur propre langue, « les gens » et tout le reste des humains sont « les autres ». Les Tarahumaras d’ailleurs ne se nomment pas ainsi, ce sont les colons espagnols qui ont imposé cette appellation, sans doute une prononciation approximative du terme original. Dans leur langue, ils sont Rarámuri (qui veut dire « les gens ») en opposition à mestizos ou chabochi (« ceux qui ont de la barbe »).

— La Realidad de Neige Sinno (42%)

Maga avait souvent l’impression que les gens avaient fumé ou étaient drogués et elle était extrêmement sensible aux moments qui précèdent la perte de contrôle. Elle était si sensible à ça que je m’étais parfois demandé si elle ne produisait pas elle-même quelque chose – un changement de vibration, des hormones dans l’air – qui nourrissait la déraison potentielle de ceux qui étaient autour d’elle. Moi, au contraire, même s’il m’arrivait de remarquer des yeux trop luisants, un sourire forcé, une ambiance louche, je faisais toujours comme si de rien n’était, je ne me rendais compte du danger que trop tard, quand il n’y avait plus rien à faire. Ma capacité à maintenir mon calme, si elle permettait parfois de faire redescendre un peu la tension générée par mon amie, n’était pas d’une grande utilité au moment de résoudre des situations dramatiques quand elles surgissaient, car elle s’accompagnait de trop de confusion. On formait un duo complémentaire, c’est vrai, mais notre complémentarité ne nous protégeait pas, elle ne nous permettait pas d’accéder à plus de clairvoyance dans les moments critiques qui constellaient le voyage, elle ne nous aidait pas non plus à prendre les bonnes décisions. Globalement, elle ne nous servait à rien.

— La Realidad de Neige Sinno (10%)

Jusqu’ici on avait voyagé en se laissant porter par les hasards constants des rencontres et des lieux. On aimait marcher sans but précis en choisissant toujours le chemin le plus long pour avoir plus de chances qu’il se passe quelque chose d’inattendu sur la route. Mais là, elle était ailleurs, elle ne faisait plus le même voyage que moi. Quand avait commencé ce voyage-là ? Sans doute de nombreuses années auparavant.

— La Realidad de Neige Sinno (2%)